Les apostats de la Volga. Chrétiens et musulmans dans la Russie impériale | Conversion / Pouvoir et religion

Agnès Nilufer Kefeli, Becoming Muslim in Imperial Russia. Conversion, Apostasy, and Literacy, Cornell University Press, 2014. Au cours du 19e siècle, dans la région de la Volga, des milliers de Tatars chrétiens appelés Kräshens (« baptisés ») réclamèrent aux autorités impériales d’être officiellement reconnus comme musulmans, en dépit des lois sur l’apostasie et le risque d’arrestation, de déportation ou d’exil. Pourquoi ces hommes et femmes ont-ils choisi d’abandonner en masse et publiquement le christianisme orthodoxe, religion du tsar et des autorités impériales, pour l’islam sunnite ?

Le terme « apostasie » exprime le point de vue de l’Eglise orthodoxe. Chez les historiens, ces événements ont fait l’objet d’interprétations diverses. Les historiens tatars du 20e siècle considéraient l’islam comme une composante essentielle de l’identité nationale tatare ; pour eux, ces apostasies étaient en réalité un retour à l’islam car les Kräshens étaient les descendants de Tatars musulmans. Ces derniers, qui avaient été victimes de conversions forcées aux 16e et 18e siècles, auraient été christianisés seulement en surface. Une autre approche insiste sur la connotation politique des apostasies : de Krachens au 19e siècle : elles auraient exprimé une protestation anticoloniale, dirigée contre l’empire russe « prison des peuples ». Plus récemment, ce mouvement a été interprété comme l’expression des tensions entre l’État russe, promoteur de la religion orthodoxe, et une paysannerie non-russe qui aurait ainsi défié le pouvoir impérial. Pour Agnès Kefeli, ces scénarios présentent le défaut d’essentialiser les appartenances religieuses (en supposant par exemple que « l’islam » se serait maintenu clandestinement chez les Kräshens, sans changement, au fil des générations) ou de donner une explication purement séculière à une situation religieuse complexe. Exploitant un riche ensemble de sources en tatar et en russe, elle expose dans Becoming Muslim in Imperial Russia (2014) le résultat de ses recherches, centrées sur les modes d’expression et de diffusion de l’islam auprès des populations de la Moyenne Volga au 19e siècle, le défi posé aux autorités russes par l’avancée de l’islamisation, et les constructions identitaires opposées qui émergèrent de cette période [1].

Christianisation et construction impériale (16e-18e siècles)
Intégrée dans l’empire russe depuis qu’Ivan le Terrible, tsar de 1547 à 1584, avait conquis le khanat de Kazan en 1552-1556, la région de la Volga se caractérisait par sa variété ethnique : les Tatars et les Tchouvaches turcophones cohabitaient avec les Mordves, Maris et Oudmourtes, ethnies finno-ougriennes arrivées précédemment. Les affiliations religieuses ne recouvraient pas entièrement les appartenances ethniques : les Tatars étaient en majorité musulmans mais certains professaient le christianisme, de même que la plupart des Tchouvaches, Maris et Oudmourtes, dont certains groupes, par ailleurs, restaient attachés aux pratiques animistes anciennes, éventuellement mêlées aux pratiques chrétiennes.

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